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Plaidoyer en faveur de l'utopie


Utopie, le grand malentendu

L’utopie c’est avant tout un genre littéraire : le récit d’une société imaginaire idéale, le plus souvent décrite par un témoin, visiteur souvent inopiné. L’utopie définit donc au départ un procédé narratif simple et efficace, qui autorise la description précise de toutes les audaces imaginaires. La formule connaîtra un succès tel, qu’elle sera abondamment reprise au cours des siècles, notamment par Jules Vernes, qui se focalisant sur la dimension d’invention scientifique sera un précurseur de son dérivé, la Science-Fiction.

Idéal, imaginaire, fiction…souvent, on en reste là, ce qui suffit généralement à justifier, le rejet définitif de l’utopie. Et encore, celui-ci peut-il prendre plusieurs formes, allant du simple rejet pour insignifiance, car…irréaliste et irréalisable, jusqu’à une disqualification quasi véhémente, en raison de son opposition avec les impératifs de réalisme, rationalité, pragmatisme et efficience.

Or, s’en tenir à ça constitue une contre-vérité historique. Sans être un grand historien, on ne peut que constater la diversité des utopies qui ont ponctué l’histoire. Depuis plus de 500 ans, la riche culture utopique aiguillonne les principes et fondements de la modernité, au travers d’idées théoriques d’abord, puis qui se sont concrétisées dans des expérimentations bien réelles.


Qu’elle échoue ou qu’elle réussisse, l’utopie semble toujours arriver ou trop tôt ou trop tard !

La tragédie temporelle de l’utopie

Un grand avantage avec l’histoire de l’utopie, c’est la perspective temporelle. On peut tracer le cheminement d’une idée novatrice à travers l’histoire : comment elle commence par être une utopie, comment elle infuse, diffuse et se développe dans le corps social, pour finir éventuellement par s’imposer.

C’est là, la tragédie temporelle de l’utopie. Au départ elle est le plus souvent rejetée du fait de son originalité incongrue et de son caractère subversif. A un instant donné, son éventuel succès, lui confère la force de l’évidence, épuisant ainsi sa nature et son aura utopiques de départ. Entre les deux, elle a pu se voir tronquée, amendée, dénaturée. Sans compter, qu’une idée utopique est rarement achevée et nécessite d’être sans cesse réactivée et régénérée. Qu’elle échoue ou qu’elle réussisse, l’utopie semble toujours arriver ou trop tôt ou trop tard !

Prenons l’exemple de la démocratie, le « moins mauvais de tous les systèmes politiques » et son corollaire l’égalité…Au départ, c’était une utopie, c’est à dire un principe…irréaliste et irréalisable. Les historiens racontent comment, depuis la Grèce antique, l’idée, longtemps en gestation, s’est subitement imposée avec le suffrage universel en 1792 pendant la révolution française, pour disparaître, peu de temps après avec le Directoire, puis s’installe sous la forme du suffrage censitaire, privilégiant les possédants et excluant les démunis. Le suffrage universel réapparaît pendant la révolution de 1848. Après de multiples rebondissements, il s’impose enfin sous la Troisième République qui instaure une forme de démocratie représentative. Et c’est après la chute du Mur de Berlin et du bloc soviétique, que la démocratie dite libérale (système démocratie associé à la liberté de marché) semble triompher partout dans le monde. Pourtant, aujourd’hui, notamment avec la montée des populismes, c’est la pertinence-même de l’idée de démocratie qui est profondément questionnée, ainsi que son mode de fonctionnement, avec en toile de fond les innovations technologiques telles que l’IA et les big datas.


Et si la leçon de l’histoire, c’est que l’utopie n’est pas l’irréaliste et l’irréalisable, mais simplement l’irréalisé : ce qui n’a pas encore été essayé ?

Autre exemple : l’égalité des sexes fut tout d’abord et pendant longtemps une idée utopique, c’est à dire…irréaliste et irréalisable. Si le principe en est aujourd’hui globalement admis dans les sociétés occidentales, le renouveau actuel des mouvements féministes prouve à l’évidence que son avènement effectif et complet reste encore pour l’essentiel du domaine de l’utopie et ouvre sur de nouveaux questionnements et perspectives relevant aussi de l’utopie.

Un dernier exemple, la Communauté Européenne, dont on observe certes les insuffisances et les fragilités, mais qui peut à minima être créditée d’avoir assuré à l’ensemble des pays européens plusieurs décennies de paix, phénomène inédit au cours de son histoire. Or, l’idée utopique d’une Europe unie fut conceptualisée dès le début du XVIIIème siècle par l’abbé de Saint Pierre, un ecclésiastique également diplomate, qui connut de son temps une certaine notoriété, grâce à son ouvrage, préfacé par Jean-Jacques Rousseau et qui visait à rendre la paix éternelle entre les pays européens. Que de guerres, victimes et souffrances eussent été évitées si cette utopie s’était plus précocement réalisée !

Et si la leçon de l’histoire, c’est que l’utopie n’est pas l’irréaliste et l’irréalisable, mais simplement l’irréalisé : ce qui n’a pas encore été essayé ?


Le concept même d’utopie est profondément dérangeant.

Alors, pourquoi l’utopie fait-elle si peur ? De quoi l’utopie est-elle le nom pour déranger si profondément ? Réponse : imaginaire, idéal, Fiction.

L’imaginaire, c’est l’émergence du tout est possible et de tous les possibles. Et ce qui fait surtout peur dans l’imaginaire, c’est son caractère incontrôlable, sans limites, pouvant aboutir à un résultat imprévisible et allant potentiellement à l’encontre de la réalité. Ou plutôt de ce qu’on imagine être la réalité, sans toujours avoir conscience de la part subjective de la représentation qu’on a de la réalité.

Imaginons un monde de fraternité, comme dans « Liberté, Egalité, Fraternité ». A chacun d’y projeter ses propres désirs de fraternité. Prôner un monde vraiment fraternel va à l’encontre d’une représentation (plus ou moins consciente) que l’on peut avoir d’une « nature » humaine, nécessairement compétitive et belliqueuse : « l’homme est un loup pour l’homme ». Or la réalité observée par les sciences sociales montrent naturellement que les 2 attitudes coexistent potentiellement en l’homme et qu’elles peuvent alternativement être sollicitées, selon les circonstances. L’imaginaire bouscule l’ensemble des idées toutes faites et préconçues, ce que les grecs appelaient la doxa. On se rappelle, bien sûr le slogan de mai 68 : « l’imagination au pouvoir ».

Et si l’imaginaire était avant tout un contre-pouvoir à l’encontre du statisme et de l’immobilisme, de tous les modèles présentés comme des évidences « naturelles » et indépassables et qui s’avèrent être ni plus ni moins que des

idéologies ?

Les mythes servent précisément à penser l’impensable, qu’il s’agisse d’un impensable du passé ou du futur, et à lui donner réalité.

L’idéal, une dimension peut-être encore plus clivante. La recherche d’idéal peut d’abord paraître assez naïve, voire juvénile et antinomique avec la réalité de la condition humaine et sa matérialité : « la perfection n’est pas de ce monde ». Du coup, l’idéal peut apparaître comme un frein à l’action, à force de perfectionnisme et d’aspirations démesurées. Surtout l’idéal est trop exigent, trop radical qui balaye les contraintes et bannit les principes établis, les approximations et les habitudes. Au-delà, l’idéal induit probablement une image de simplification à l’excès, incompatible avec la complexité croissante de nos sociétés modernes. Sa mise en oeuvre soulève trop de problèmes et heurte trop frontalement les contraintes, notamment économiques : l’idéal n’est pas rentable.

Et si cette aspiration à un idéal, contextualisé et affranchi de tout carcan idéologique pouvait constituer une voie d’espérance, en réponse au désarroi de l’individu contemporain ?

Fiction, c’est un peu différent. Alors que la fiction s’oppose, par définition à la réalité et devrait ainsi cristalliser toutes les objections, au nom du pragmatisme et du réalisme, depuis peu, l’idée fait son chemin que la fiction, sur un plan strictement technique peut s‘avérer efficace pour imaginer des scénarios d’un futur que l’on n’arrive plus à penser.

Mais, la force du récit va bien au-delà : les mythes servent précisément à penser l’impensable, qu’il s’agisse d’un impensable du passé ou du futur, et à lui donner réalité. Il suffit de penser aux grandes grands récits cosmogoniques, qu’ils soient religieux, mythiques ou mythologiques.

Et si la fiction utopique tendait à conférer réalité à une vision du futur, appelant une expérimentation à advenir ?


L’utopie confronte chacun à son aptitude au changement

Au fond, l’utopie confronte chacun de nous à sa propre résistance au changement, à titre individuel et collectif. C’est selon nous, là que se niche la cause principale du rejet brutal de l’utopie par certains : la résistance au changement, au vrai changement, tant les utopies nous questionnent fortement sur nos certitudes les plus ancrées, quant à nos convictions profondes et aux modes de fonctionnement de nos sociétés. Bien sûr, il ne s’agit pas de lancer des anathèmes car nous y sommes tous confrontés et le seront toujours davantage, tôt…ou trop tard. Ce n’est facile pour personne de remettre en cause des idées bien ancrées, consciencieusement structurées au fil du temps. Car c’est bien de temps qu’il s’agit : le changement radical expose aux incertitudes du futur ainsi qu’il invalide rétrospectivement certains de nos choix du passé. Le changement, chacun est enjoint à s’y préparer, alors que, collectivement, nous sommes sommés de réformer radicalement nos modèles.

Et si, l’utopie s’avérait une véritable « école » du changement avec ses théories, ses mentors et ses exercices pratiques ?


L’utopie, nouvelle forme de pari pascalien

Face aux défis auxquels nous sommes confrontés : environnementaux, économiques, politiques, sociaux, voire maintenant, sanitaires, alors que nous constatons l’échec des approches prétendument réalistes, rationnelles, pragmatiques et matérialistes, adhérer à l’utopie relève d’une sorte de pari pascalien.

Et si, repenser le monde par l’imagination et la vision idéale d’un futur désirable, associé à de vraies solutions et expérimentations concrètes ne nous coûtait rien et qu’au contraire nous ayons tout à y gagner ?

Investir la fiction utopique c’est s’autoriser à libérer nos imaginaires, projeter de possibles changements et transformations aux plans collectif et individuel et, de facto amorcer le processus transformatif lui-même et lui permettre d’advenir.

Fonction performative de l’utopie

La richesse de la culture utopique s’accommode aisément d’une multiplicités de mode d’approche : historique, économique, politique, sociologique...Proposons l’approche sémiologique : on peut aussi considérer l’ensemble des utopies historiques, actuelles et futuristes, comme un corpus constituant un sorte langage qu’il est alors possible d’analyser en tant que tel et de décoder. L’idée n’est pas si absurde, rappelons-nous que les utopies sont, au départ des fictions. Et les expérimentations elles-mêmes peuvent se formaliser sous forme de récits.

En sémiologie, il y a une notion intéressante : on parle de fonction performative du langage. Pas de panique, c’est assez simple ! On dit de certaines formulations qu’elles ont une fonction performative, lorsque leur simple énoncé produit une action, c’est à dire réalise lui-même ce qu’il énonce. Un exemple classique : « Je vous déclare mari et femme » institue le lien du mariage entre deux personnes et les instaure effectivement dans le cadre matrimonial.

Quel rapport avec l’utopie ? Il s’agit juste ici, d’avancer une hypothèse : la fiction utopique a une fonction performative. Que nous disent, collectivement les utopies ? Elles nous disent que tout est toujours possible, que rien n’est figé, que toute organisation humaine est réformable et incessamment perfectible, que nous avons la liberté de choisir notre futur plutôt que de le subir, au-delà des idéologies qui enferment. Investir la fiction utopique c’est s’autoriser à libérer nos imaginaires, projeter de possibles changements et transformations aux plans collectif et individuel et, de facto amorcer le processus transformatif lui-même et lui permettre d’advenir.

Et si le simple fait de mettre en jeu l’utopie nous permettait de révéler nos désirs les plus profonds, d’exorciser nos craintes et de régénérer notre espoir en nous, en nos semblables et en l’avenir !

Au-delà des notions d’optimisme et de pessimisme et autres verres moitié pleins ou moitié vides, l’utopie est porteuse d’optimisme véritable en soi et en l’humanité, faisant en cela écho à une phrase de Gramsci : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence, à l’optimisme de la volonté ».

Et si L’utopie était en fait un état d’esprit, permettant de passer de l’optimisme à

l’espérance.

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